Le 27 septembre 1960, Pierre Gamarra rédige le récit de sa journée, une journée apparemment ordinaire : écriture très tôt le matin, à Argenteuil, dans son pavillon ; travail à Europe, à Paris, rue de Richelieu. Le récit est très détaillé et décrit les objets familiers, les repas et les rencontres de ce jour qui n’est pas censé être particulier.
Qu’est-ce que ce texte, intitulé simplement « Le 27 septembre 1960 », dont le tapuscrit se trouve dans nos archives ?
Le choix de la date n’est pas du tout fortuit : il correspond à une initiative de Maxime Gorki. Gorki avait en effet invité les écrivains du monde entier à faire le récit de leur journée du 27 septembre 1935. L’ensemble des textes devait être réuni en un volume publié en 1936, à Moscou, sous le titre Un jour du monde.
Le texte fourni alors par Aragon, par exemple, et qui contenait plusieurs collages de documents bruts au sein du récit, n’avait été publié en français qu’en 1945, sous le titre Un jour au hasard, dans la revue Poésie 45 (numéro 26-27, août-septembre 1945, p. 64-69), dix ans exactement après sa rédaction. En outre, Aragon reprendra sous une forme légèrement infléchie l’idée d’Un jour du monde dans sa chronique à Ce soir.
Jean-Baptiste Para, actuel rédacteur en chef d’Europe nous explique, dans un courrier du 20 avril 2018, que ce sont sans doute les Izvestia qui ont décidé en 1960 de renouveler l’initiative de Gorki et que c’est à cette invitation que Pierre Gamarra répond. Jean-Baptiste Para nous indique également que Christa Wolf a pour son propre compte également participé au Jour du monde pendant quarante ans. Les textes sont réunis dans Un jour dans l’année (Fayard, 2006). Christa Wolf a continué sur la période 2001-2011 : Mon nouveau siècle / Un jour dans l’année 2001-2011 (Fayard, 2014). C’est toujours Jean-Baptiste Para qui nous a indiqué sur le sujet un article de Jacqueline Rousseau-Dujardin, replaçant les textes de Christa Wolf dans l’arrière-plan voulu par Gorki.
Ces textes de divers auteurs offrent des déclinaisons du passage de l’Histoire dans l’intime et illustrent certaines tendances de la littérature sociale, réaliste voire réaliste socialiste pour certains.
Une autre raison nous incite à reproduire ici le début du texte « Le 27 septembre 1960 » : en effet, il évoque le contexte bien matériel de la rédaction du roman auquel Pierre Gamarra est alors attelé, Les Jardins d’Allah, réédité ce mois-ci. Le passage peut ainsi éclairer certains aspects du roman et la présence du quotidien et de la réalité sociale dans la fiction. L’extrait suivant ne constitue qu’une page sur les trois du texte complet, qui développe beaucoup la description du travail quotidien à la revue Europe par la suite.
Le 27 septembre 1960
J’ai vu se lever le jour du 27 septembre 1960 depuis la fenêtre de ma maison, dans la banlieue nord-ouest de Paris. La Seine coule à quelque deux cent mètres de chez moi. Je la vois briller entre des murs et des jardins. Sur la droite, se dresse une vaste centrale thermique dont les pesantes cheminées noircissent bien souvent mon ciel. Sur la gauche, c’est le port de Gennevilliers avec ses bassins et ses réservoirs argentés. J’habite Argenteuil, une commune ouvrière, réputée autrefois pour ses asperges et son petit vin joli. Les blocs d’habitation et les usines ont remplacé les champs d’asperges et le vignoble. Maupassant venait canoter sur la Seine, en bas de ma maison. Plusieurs de ses nouvelles se situent par là, notamment Les deux amis.
Je me suis lavé et j’ai déjeuné. Déjà, des mobylettes et des motos pétaradaient sous mes fenêtres. Des pas pressés d’hommes et de femmes faisaient sonner l’asphalte et le ciment. Le jour se lève à peine et déjà les métallos, les maçons, les midinettes, les dactylos sont en route pour la gare, pour le train, pour l’autobus, pour mille usines et bureaux lointains. Trac, trac, trac, toc, toc, toc… Les brodequins ou les talons fins courent le long de ma maison. Il en vient peu à peu de toutes les rues du quartier. Quand je vois les vitrines de Paris, quand je pense à la beauté de Paris, au charme de la mode, à toutes les grâces de cette ville admirable, je pense aux matins sombres ou clairs et à la course infinie des pas sur les trottoirs de ma banlieue.
Me voici devant ma table de travail. C’est toujours un heureux moment. J’allume ma première cigarette. Je me plonge dans mes papiers, je veux dire dans les histoires que je suis en train d’écrire. J’aime écrire ou rêver à ce que j’écrirai, tous les matins. L’esprit est clair. Le tabac est un peu grisant. On relit et on corrige le travail de la veille et, si tout va bien, si le dieu malin des écrivains est favorable, on continue sur sa lancée ; on écrit encore.
Autour de moi, la maisonnée s’est éveillée. Ma femme et mes enfants préparent leur journée. A ce moment-là, ils ont la bonne habitude de me laisser en paix. Donc, je travaille dans le rond familier de ma lampe. Quand le jour sera suffisant, j’éteindrai ma lampe.
Je n’ai pas besoin de regarder ma montre ; il y a toutes sortes de signaux pour m’indiquer l’heure. Les marmots de l’école voisine que j’entendrai piailler dans un moment, les camions du nettoyage et le bruit de tam-tam qui les accompagne. Puis, la camarade de ma fille qui vient la chercher. Elles vont au lycée à bicyclette. La voix légère de Florence s’élève vers ma fenêtre : « Sylvette, Sylvette… » Ma femme dit : « Voilà Florence ! »
Mon fils vient m’embrasser. Il court vers le train qui le mènera à Paris, à l’hôpital où il apprend le métier de médecin. Ma fille vient m’embrasser, puis ma femme. Voici les marmots de l’école maternelle. J’entends tout cela sans l’entendre. J’écris une histoire qui m’emporte loin de cette banlieue. Et cependant, les bourdonnements, les cris et les appels du voisinage parviennent jusqu’à moi. Aujourd’hui je terminais un chapitre et je cherchais un titre. Oui, le titre du roman que je suis en train de mener à sa fin. Je n’avais pas encore de titre. J’en ai trouvé un, ce matin.
Je l’ai trouvé en faisant quelques pas dans mon jardin. C’est un jardin minuscule situé derrière ma maison. Quelques rosiers, des cannas, un peu de gazon. Les enfants ont construit une maison pour les oiseaux. Quatre bâtons supportent un toit d’herbe sèche. Un merle très familier et un peu insolent fréquente cette maisonnette. Un merle très classique, habit noir, bec jaune, œil rond et malicieux. J’ai trouvé mon titre. Mon roman s’appellera Les jardins d’Allah.
(Pierre Gamarra ; archives APG)
C’est bien de le faire revivre comme ça , on croirait le voir et l’entendre et on le retrouve.
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Bonjour, Un grand merci pour la lecture-découverte de ce texte très émouvant. L’introduction apporte un éclairage très intéressant et indispensable à la bonne compréhension de la lecture. Bien sûr, on est curieux de lire la suite et on reste sur notre faim / fin !! J’imagine tout le plaisir et l’émotion que vous devez ressentir en découvrant ces trésors et tout ce que cela peut évoquer en vous. Pour la majorité lire « ma femme », « ma fille » ou « mon fils » ne sont que des personnages mais pas pour vous ! Merci de partager ces perles rares. Chaque 27 septembre je me souviendrais égoïstement de ce texte et de ce roman sur j’ai relu il y a peu, car c’est la date de mon anniversaire… Poutous printaniers de Bessens, Nathalie.
Envoyé de mon iPhone
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Texte très intime et émouvant, merci de nous le faire partager… où l’on apprend que Sylvette aimait déjà les oiseaux…